LA PROTECTION SOCIALE COMME FONCTION FONDAMENTALE DES SOCIETES HUMAINES - Universitas Forum, Vol. 4, No. 1, Décembre 2014 4
EDITORIAL
LA PROTECTION SOCIALE COMME FONCTION FONDAMENTALE DES SOCIETES HUMAINES


Luciano Carrino et Sara Swartz *

Ce numéro d'Universitas Forum est sur les politiques et les pratiques de protection sociale. Il contient des contributions qui traitent ces thèmes de différents points de vue. Mais, en les présentant, on veut attirer l'attention du lecteur sur un thème commun qui reste dans le fond : les facteurs sociaux qui mettent en difficulté les personnes dont s'occupent les services de santé et de welfare. Pourquoi un nombre croissant de personnes se trouvent ou sont mises en difficulté ? Pourquoi si souvent les services sont coûteux et de qualité humaine insatisfaisante ? Serait-il possible imaginer des sociétés qui protègent de manière plus efficace tous leurs citoyens, non pas en étendant leurs réseaux de services mais en réduisant énormément les difficultés des personnes ?

Dans la résolution approuvée par l'Assemblée de l'ONU le 20 septembre 2005, concernant la mise en pratique des Objectifs du Millénaire, le point 143 indique clairement que les sociétés fondées sur le respect de l'égalité des droits et des opportunités ont la fonction fondamentale d'assurer à tous la sécurité humaine. On y trouve les affirmations suivantes : « Nous soulignons que les êtres humains ont le droit de vivre libres et dans la dignité, à l'abri de la pauvreté et du désespoir. Nous estimons que toutes les personnes, en particulier les plus vulnérables, ont le droit de vivre à l'abri de la peur et du besoin et doivent avoir la possibilité de jouir de tous leurs droits et de développer pleinement leurs potentialités dans des conditions d'égalité». Ces indications ne font que réaffirmer, à l'ère de la globalisation, la raison d'être de toute société humaine, qui est de protéger tous ses citoyens par rapports aux risques pour la survie, le bien être et la sécurité.

En se référant à la sécurité humaine, la résolution de l'ONU souligne la moderne aspiration à l'égalité des droits et des opportunités, sachant bien que les sociétés exercent leur fonction de protection des citoyens de façon très inégale. Elles assurent, en effet, un excès de protection à ceux qui sont au sommet des pyramides sociales et une protection aléatoire, insuffisante ou inexistante à ceux qui sont en bas.

Ce faisant, elles révèlent non seulement les idéologies sélectives et les dynamiques d'exclusion qui les fondent, mais aussi la distorsion des forces de la solidarité qui animent toute société d'êtres vivants. On oublie souvent, en effet, que ces forces, avant d'être de nature culturelle, éthique et politique, sont inscrites dans les lois de la nature, habitent les patrimoines génétiques des êtres vivants et les poussent à vivre en société pour mieux se protéger des innombrables dangers contenus dans l'environnement et pour mieux satisfaire leurs besoins.

Ceci vaut aussi bien pour les humains que pour les abeilles, les fourmis, les thons ou les singes. Les comportements des uns sont en grande partie complémentaires à ceux des autres et, ensemble, rendent possible et favorisent la survie, le bien être et la sécurité des individus et de l'espèce. Les forces de la solidarité biologique (ou naturelle) poussent chacun à assumer telle ou telle autre fonction dans le système de dépendances réciproques qui sert à assurer le bien commun des individus organisés. En somme, la solidarité naturelle précède et fonde tous les types de solidarité culturelle et rend aussi possible devenir les individus uniques et créatifs que nous aimons être.

Dans les sociétés plus petites, où les humains ont vécu pour les premiers deux millions d'années après que la pensée créative ait appris à changer les lois de la nature, les sentiments de solidarité, enracinés dans les patrimoines génétiques des individus, unissaient également tous les membres des sociétés et étaient certainement plus forts que les sentiments égoïstes. Les individus qui mettaient en danger la société par leurs anomalies de comportement pouvaient être expulsés pour sauver le bien commun.

Avec les sociétés complexes, leur division du travail, leur fragmentation en une multiplicité de groupes spécialisés et surtout leur stratification de pouvoirs hiérarchisés, la situation a changé. La solidarité au sein de la société s'est fragmentée et depuis environ onze mil ans on a appris à solidariser surtout au sein de sa famille, son groupe, son clan, son parti ou sa confession et à se méfier des autres et de la société dans son ensemble. Ainsi actuellement les sentiments de solidarité séparent plus qu'unir et se pulvérisent en des milliers de solidarités partielles en compétition entre elles et incapables d'assurer une bonne protection à l'ensemble des citoyens. La pensée créative, qui aurait pu aider à inclure dans la société civilisée même les individus que les lois de la nature expulsaient, a été utilisée, au contraire, pour construire des sociétés qui ont poussé l'exclusion à des degrés de violence destructrice jamais atteints par les sociétés des animaux.

Rappeler cette distorsion de l'originaire fonction protective généralisée des sociétés humaines devient de plus en plus nécessaire. Parce qu'on oublie souvent qu'il y a des limites naturelles qui ne peuvent pas être dépassées par les cultures de l'exclusion sans détruire le fondement même des sociétés. Les humains peuvent supporter la compression de leurs besoins de bienêtre et sécurité seulement jusqu'à un certain point. S'ils ne reçoivent pas de la société les bénéfices qui justifient leur adhésion aux règles et leurs sacrifices (surtout après avoir appris à aspirer à l'égalité des droits et des opportunités), ils tendent à devenir antisociaux et à lutter contre la société qui trahit son mandat naturel.

Les limites des sociétés qui ne protègent pas assez leurs citoyens sont malheureusement atteintes de plus en plus. Le témoignent les mouvements populaires qui éclatent dans plusieurs pays, qui arrivent souvent à destituer le pouvoir en place tout en ne réussissant pas encore à construire des alternatives meilleures. Les égoïsmes agressifs continuent à prévaloir sur les sentiments de solidarité qui devraient assurer les fonctions protectives généralisées des sociétés. Et les conséquences sont dramatiques, car les humains sont poussés non seulement à lutter entre eux, mais aussi à maltraiter l'environnement, à le polluer, à l'enlaidir et à détruire les ressources nécessaires à la survie de tous.

Face à ces déséquilibres, les thèmes de la protection sociale doivent être radicalement repensés. Car l'exclusion ne peut plus être vue comme un accident de parcours de sociétés fondamentalement bien fonctionnant, mais comme le sort structurel qui touche à la majorité des gens, même celles qui ne sont pas pauvres et qui ont de grandes capacités mais n'ont pas accès aux processus décisionnels qui guident le développement.

L'élément commun aux contributions de ce numéro est la conscience que les formes actuelles de protection doivent changer et qu'il devient de plus en plus nécessaire s'attaquer aux facteurs politiques, économiques et culturels de l'exclusion. Il faut agir non seulement pour humaniser les services qui s'occupent des personnes en difficulté mais aussi pour les rendre capables de remonter de la gestion du malaise et de la souffrance aux facteurs qui les produisent. Ainsi, dans chacune des contributions, on peut saisir, à la fois, l'engagement dans des pratiques d'humanisation des services, la conscience qu'il faut changer les dynamiques du développement et la conviction que la clé du changement est la participation active et démocratique des gens.

Toutes les contributions relancent les sentiments de solidarité. Pas ceux stérilisés par les idéologies charitables et paternalistes, mais ceux qui naissent du désir de vivre dans des sociétés où l'aspiration à l'égalité des droits et des opportunités ne soit pas seulement une utopie. Des sentiments qui, ayant une légitimité naturelle, peuvent fonder une sorte d'éthique de base de l'individu, qui précède toute autre éthique dérivant de choix culturels. Une éthique qui vient à l'individu simplement du fait qu'il est né au sein de sociétés sans lesquelles il ne pourrait pas survivre. Il s'agit de sentiments que les travailleurs sociaux connaissent bien parce qu'ils les vivent dans la beauté des relations humaines qui accompagnent souvent leurs expériences.

La première contribution de Dolores Limón Domínguez et Fernando Valero Iglesias réfléchit sur le thème de l'exclusion sociale et sur la nécessité d'assurer à tous les citoyens un revenu de base qui leur permette de se sentir réellement protégés par la société. Sont passées en revue les opinions de beaucoup d'auteurs sur ce problème. Personne n'a une solution toute prête, mais les arguments touchés aident à réfléchir sur la nécessité de construire des sociétés accueillantes qui changent à la racine les dynamiques d'exclusion actuelles.

La contribution d'Igor Vinci, Carol Djeddah et May Hani montre le rôle des organisations rurales dans les systèmes nationaux de protection sociale. Les auteurs montrent comment les pratiques collectives de ces organisations, lorsqu'elles sont reconnues, légitimées et appuyées par les institutions, peuvent améliorer la protection sociale de leurs adhérents. L' article illustre les points forts et aussi les défis de ces expériences qui assurent des formes efficaces de protection en utilisant des méthodes participatives et en associant les réseaux locaux de solidarité avec des types d'activités économiques capables de réduire l'exclusion. Ce sont des bons exemples de la supériorité stratégique du développement local démocratique par rapport aux traditionnelles politiques centralisées et fragmentaires.

Shauna MacKinnon décrit la situation de marginalité des populations aborigènes vivant dans la Province de Manitoba au Canada et montre comment les politiques traditionnelles di formation au travail ne donnent pas les résultats attendus dans la lutte contre le chômage. Par contre, la recherche sur les intermédiations dans le marché du travail, réalisée en partenariat avec les organisations qui s'occupent de formation et insertion au travail des personnes marginalisées, semble faire émerger des méthodes très prometteuses. Encore une fois la lutte contre l'exclusion des populations victimes de la colonisation et de ses conséquences, semble être beaucoup plus efficace si elle ne se base pas sur des mesures d'assistance, mais cherche à réduire les facteurs économiques et culturels de la marginalité et de la dépendance. A ne pas manquer est la vidéo sur El Salvador et la présentation de Massimo Fortunato. Soit pour les considérations intéressantes sur la cohésion sociale comme instrument et résultat de bonnes pratiques, soit surtout pour la beauté de la vidéo qui, sans besoin de paroles, montre par les seules images comment les gens qui ont envie de vivre bien ensemble peuvent présenter de manière joyeuse et attrayante un territoire par ailleurs connu pour sa violence.

L'article d'Eman Sorour et d'autres, sur l'expérience de santé mentale en Egypte montre les premiers pas en ce pays vers une réforme qui, idéalement, voudrait remplacer les institutions psychiatriques traditionnelles avec des services communautaires et surtout avec la mobilisation des patients et des acteurs du territoire. Ce n'est pas un hasard si la sensibilité vers les droits des patients maltraités dans les hôpitaux psychiatriques se développe dans une période dans laquelle l'aspiration à l'égalité des droits et des opportunités agite l'Egypte et le pousse vers des changements que beaucoup voudraient dans la direction des libertés démocratiques et de la justice sociale. Dans la spécificité de cette expérience, on peut entrevoir dans le fond la culture d'une nouvelle approche au développement qui fait son difficile chemin dans le pays. L'article d'Eric Bidet et Eum Hyungsik traite des principales transformations et caractéristiques du système de protection sociale dans un pays comme la Corée du Sud qui a eu une croissance économique tumultueuse et déséquilibrée. L'article réfléchit sur l'importance, dans ce pays, des entreprises sociales qui commencent à se développer et, en particulier, d'une de ses formes qui apparaît spécialement novatrice : la coopérative médicale. Et sans doute les entreprises sociales, avec leur capacité d'inclusion et de réduire ainsi les besoins de protection traditionnelle, constituent un élément stratégique du développement durable.

La contribution de l'équipe du bureau de planification du district de Casalecchio di Reno dans le Province de Bologne (Italie) raconte l'expérience du Laboratoire de la solidarité sociale. Ses méthodes de travail se sont basées sur la mobilisation des acteurs sociaux et la participation démocratique dans la programmation du fonctionnement des services, en améliorant remarquablement leur qualité. La municipalité a formalisé cette pratique dans le Plan local de santé et protection sociale.

La courte contribution de Lynne Fernandez concerne le débat en cours sur le « living wage » dans la Province de Manitoba. Cette expérience laisse penser que la stratégie du minimum salarial, si elle est vraiment liée au coût de la vie, aide à réduire la distance entre les pauvres et les riches et à relancer l'économie locale. Liée à d'autres mesures, comme l'Intermédiation dans le marché du travail, peut réduire remarquablement l'insécurité et la marginalité. Ce numéro, enfin, est enrichi par la reproduction d'autres articles déjà publiés, mais qui sont aussi pertinent pour approfondir les questions de la protection sociale. Bonne lecture.


* Luciano Carrino, psychiatrist and President of KIP International School.
Sara Swartz, Director of the Universitas Programme, KIP International School and Coordinator of the Universitas Forum editorial committee.

 Universitas Forum, Vol. 4, No. 1, Décembre 2014 4





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